CHAPITRE IX

Joseph Wong entra, il repoussa la porte dans son dos, tourna la clé restée à l’intérieur dans la serrure, poussa le verrou du haut. L’appartement était silencieux, paisible. Jo renifla, il y flottait une odeur ténue, de la nourriture à l’huile, qui avait cuit il n’y avait pas si longtemps. Une odeur familière, normale, qu’il n’avait pas trouvée chez lui mais qu’il reconnaissait ici.

La porte d’entrée que Jo avait franchie donnait dans un petit hall carré, aux murs nus. La pâle lumière bleutée qui l’avait accueilli provenait de la pièce d’en face, dont la porte était entrouverte. Jo y fut en trois enjambées, il poussa le battant sans précaution particulière. La pièce de l’autre côté de la porte était une sorte de salon banal, aux murs jaunâtres, et très sommairement meublée d’une table basse, de quelques chaises, d’un fauteuil en rotin. Une pièce pauvre, qui correspondait bien au quartier, à l’immeuble. Il y avait aussi un poste de télévision en face du fauteuil. Il fonctionnait, la lumière bleutée qui était seule à éclairer le salon en émanait. Mais l’écran ne montrait que le peluchage neigeux de la fin des émissions.

Jo regarda sa montre. C’était un geste tout à fait machinal. Sa montre lui indiqua qu’il n’était même pas minuit. Il suivit d’un œil morne la trotteuse qui arpentait sans fin le cadran, en traînant la patte. Même pas minuit. Tout avait commencé guère plus de trois heures auparavant. Trois heures ! L’envahissement de la folie, les cauchemars enchaînés, la fuite sans fin dans une ville fantasmagorique, les diverses escarmouches dont il était sorti vainqueur en dépit de toute logique… Rien que trois petites heures, trois interminables petites heures.

Jo réussit à désengluer ses yeux de la course en rond de la trotteuse. Sa main remonta vers sa tempe, il toucha de deux doigts précautionneux la langue de peau recroquevillée que la balle n’avait pas réussi à détacher tout à fait. La douleur s’était muée en une sourde cuisson interne, guère plus accusée que cette chaleur rampante qui avait colonisé la totalité de son corps. La douleur la plus vive demeurait le bout de sa langue.

Son index et son majeur abandonnèrent sa tempe pour venir palper cette extrémité tuméfiée. Une fulguration envahit son palais, il crut qu’il allait s’évanouir. Il s’était tourné vers l’unique fenêtre de la pièce, son reflet nimbé par la lumière de l’écran se détachait faiblement sur la vitre. En avant-plan de la nuit rouge, il se vit grimacer, la langue absurdement sortie de la caverne de sa bouche, comme s’il se faisait à lui-même une grimace moqueuse. Il avança vers la fenêtre, colla son front contre un carreau. À droite et à gauche la rue était vide. Il n’y avait aucune trace de ses poursuivants – qui ou quoi qu’ils pussent être. Un rideau à fleurs pendait sur le côté de la fenêtre où son front en sueur avait laissé une large tache huileuse. Il le tira, masquant la rue, masquant la façade qui lui faisait face, avec ses trois ou quatre fenêtres illuminées. Il se sentit mieux, il soupira longuement.

Interminables, avait-il pensé. C’était un concept lourd de sens, car rien ne lui prouvait que c’était terminé, qu’il avait échappé à la folie, aux cauchemars, à ses traqueurs. Il était entré dans cet appartement sans savoir pourquoi, sur une impulsion dont il ne retrouvait plus la trace. En tout cas il était entré, et ses poursuivants ne l’avaient pas repéré. Il était à l’abri. C’était provisoire, sans doute, mais cela valait mieux que rien. Au moins il pourrait se reposer, soigner ses nouvelles blessures, réfléchir.

Mais d’abord, éteindre ce poste de télé, et poursuivre l’exploration de l’appartement, pour s’assurer qu’il était vide. Et dans le cas contraire… Mais dans le cas contraire, quoi ? Jo n’avait pas rencontré, depuis le début de la soirée, un être humain qui ne lui fût hostile. Un être humain… encore un concept soumis au balancier du doute. Jo tendit le bras pour couper le contact de la télévision. Son geste se figea à mi-course. L’écran tout à l’heure simplement moucheté de cendres voletantes s’était rempli d’images. Les émissions avaient repris. Les émissions ? Ou n’était-ce pas plutôt une cassette ? Jo assistait à une scène d’action, une séquence violente de poursuite, filmée en plan large, dans les rues d’une ville. D’abord il ne put clairement distinguer de quoi il s’agissait. Il se laissa tomber dans le fauteuil placé en face du poste. Les ressorts couinèrent sous son poids. Il posa ses avant-bras sur les accoudoirs du fauteuil, ses mains se crispèrent sur les boudins de vieux cuir. Cette fois il voyait. Le film n’était pas sonorisé, ou plus simplement le son de la télé avait été coupé. Mais Jo n’avait pas besoin de son pour comprendre ce qu’il avait devant les yeux. Fasciné, il se tassa dans le fauteuil pour regarder.

Sur l’écran, la séquence de poursuite continuait. Mais ses acteurs n’étaient pas des hommes, pas des êtres humains, pas du tout. C’étaient des… Jo ferma les yeux, pressa ses globes oculaires avec son pouce et son index. Il ne voulait pas croire ce qu’il voyait. Mais, quand il rouvrit les yeux au milieu des fluctuations rouges de ses prunelles malmenées, la scène n’avait pas changé, ni ses acteurs. Les poursuivis étaient de longues et frêles créatures humanoïdes qu’il avait dans un premier temps cru habillées de combinaisons collantes gris clair, avant de s’apercevoir très vite qu’elles étaient nues, et que les combinaisons étaient en réalité une fourrure lisse et rase. Les créatures avaient des membres longs, très minces, fragiles, et de grosses têtes de lémuriens, rondes, d’apparence trop massive et trop lourde pour ce cou flexible, cette carcasse dégingandée. Ils avaient de grands yeux dorés, de simples fentes à la place du nez et des oreilles, une petite bouche qui ressemblait à une ventouse.

Les créatures étaient à la fois laides et touchantes, rapides et adroites pourtant malgré leur constitution si grêle. Mais ce n’étaient pas elles qui avaient figé Jo dans une fascination égarée. C’étaient leurs poursuivants. Leurs poursuivants… des serpents. Ou plutôt des créatures serpentiformes, au long corps noir et luisant, à la tête plate et allongée, aux cruels petits yeux rouges, à la large gueule crénelée de dents métalliques entre lesquelles dardait une langue à l’extrémité bifide. Les serpents poursuivaient les lémuriens. Mais bien sûr ce n’étaient pas de véritables serpents. Les monstres ne rampaient pas, ils possédaient des membres, quatre membres sinueux placés au centre du tronc écailleux qui leur tenait lieu de buste, deux avec lesquels ils se déplaçaient, deux autres qui leur servaient de bras, et au bout desquels ils brandissaient leurs armes…

Car la poursuite était un combat. Un combat que les lémuriens perdaient. Chaque groupe était armé d’engins que, faute d’appellations plus adéquates, Jo identifia à des pistolets massifs, coniques, mais qui lançaient des rayons de lumière vive à la place de balles. Un concept nouveau émergea de son esprit : des lasers. Les armes des serpents crachaient d’évanescentes flammes vertes en fuseaux, celles des êtres à fourrure grise de minces faisceaux rouge vif. Mais le résultat était identique : un ennemi touché était un ennemi mort, un corps qui s’enrubannait immédiatement d’une luminescence d’un blanc vaporeux, au sein de laquelle il se ratatinait en se carbonisant.

Sur l’écran, un groupe de trois lémuriens venait d’être acculé dans une ruelle par un groupe plus nombreux de serpents, six ou sept. Les deux groupes se firent face, les armes crachèrent, cônes verts diffractés contre aiguilles vermillon. La séquence avait été tournée de manière très morcelée, avec un montage rapide de nombreux plans brefs, dont un certain nombre de gros plans qui montraient les innocentes faces lunaires des lémuriens (Jo pensa à des animaux en peluche) opposées aux museaux pointus et noirs des serpents couverts de minuscules écailles imbriquées, à la fixité de verre des yeux rouge orangé, à ces gueules sifflantes qui s’ouvraient sur plusieurs rangées de dents aiguës… L’effet était saisissant, douceur contre rudesse, bons contre méchants. Et les effets spéciaux d’une haute tenue et d’une parfaite efficacité. Un serpent avait été touché dès son irruption dans la ruelle, il s’était caramélisé dans une vaporisation de mercure, s’était tassé sur lui-même sans cesser de se contorsionner, de ruer, jusqu’à ce qu’il ne fût plus qu’une molle statue de métal fondu adhérant aux pavés.

Les ongles de Jo lacéraient le cuir des accoudoirs. Il s’était penché en avant, bouche ouverte, yeux fixes. Malgré l’absence de son, il aurait pu jurer entendre les sifflements d’agonie du reptile touché, accompagné par le concert d’air expulsé des gosiers gonflés de ses congénères. Le combat fut de courte durée, un premier lémurien crépita au centre d’une aura qui le réduisit à guère plus qu’une ombre portée sur le sol, un autre suivit son sort, le troisième réussit à toucher un second serpent mais fut aussitôt transformé en un squelette noirci. Les vainqueurs se mirent à rire. Ou, tout au moins, un effet anthropomorphique tordit leur gueule en ce qui, pour un spectateur tel que Jo, pouvait passer pour un rire. Mais l’effet d’inhumaine cruauté produit par cette hilarité était plus terrible encore que la froide fureur peinte sur les masques écailleux dans la tension du combat.

Une autre séquence s’amorça, qui suivait en travelling latéral une file de reptiles avançant avec précaution le long d’un mur. Les combattants débouchèrent sur un espace nu, coururent vers un pilier massif en brique, se massèrent derrière une de ses arêtes. La caméra recula, le plan s’élargit d’autant, précisant la topographie du décor. Une esplanade, traversée par une voie de circulation automobile surélevée. La gorge de Jo n’était plus qu’un bloc de plâtre, ses yeux larmoyaient à force de fixité. Sur l’écran, le plan large permettait maintenant de voir deux silhouettes de lémuriens traverser l’esplanade en direction du pilier derrière lequel la demi-douzaine de serpents était embusquée. « Attention ! » aurait voulu crier Jo. Mais cette fois il n’y eut même pas de combat. Pris sous le feu croisé des armes à rayonnement vert, les deux créatures grises s’illuminèrent avant d’avoir pu faire usage de leurs engins et ne furent plus sur le ciment qu’un croisillonnage hâtif de traits de fusain, sur lequel la caméra s’attarda complaisamment.

Puis elle recadra les vainqueurs. Ils brandissaient leurs armes vers le ciel, ils riaient, ils sifflaient. La caméra prit encore du champ, s’envola, parcourut en plongée la totalité de l’esplanade, où d’autres serpents affluaient par petits groupes. Ils furent bientôt plusieurs dizaines. Jo les voyait comme autant de formes noires et luisantes, agitées, toujours mouvantes. Il n’y avait plus de lémuriens nulle part. La caméra recula encore, s’éleva encore, embrassant une portion croissante de la ville, dont les rues, à mesure qu’elles apparaissaient, se montraient pleines de serpents, réduits à la taille de sangsues grouillant à l’intérieur d’une ville jouet.

Une ville jouet ? Mais c’était sa ville que Jo découvrait sur l’écran. La ville où il avait été poursuivi pendant toutes ces heures épouvantables, la petite cité tranquille qu’il avait innocemment abordée plus tôt dans la soirée, en revenant de son après-midi si paisible au bord de la rivière. Comment cela était-il possible ? Et qu’est-ce que ça signifiait ? Déjà, en visionnant les premières séquences, il lui avait semblé reconnaître des façades, des coins de rues. Il ne s’y était pas attardé. Rien ne ressemble plus à une rue qu’une autre rue. Et puis il ne voulait pas penser à l’impensable, ajouter du mystère au mystère. Mais lors de la séquence de l’esplanade, il n’avait pu boucher plus longtemps ses yeux et son esprit. Les piliers de brique, la voie suspendue… C’était bien là qu’il avait livré son dernier combat, moins d’une heure auparavant.

Et la caméra continuait son vertigineux travelling arrière. Elle s’arrêta enfin, plafonnant à plusieurs centaines de mètres au-dessus des toits, scrutant dans son ensemble, et jusqu’à l’horizon brumeux, la petite cité si familière avec la mer qui la bordait au sud, les deux tours fumantes de la centrale nucléaire, les basses collines de Test contre lesquelles s’appuyaient le champ d’exploitation pétrolifère avec ses derricks, l’usine chimique illuminée, et là, derrière le semis de maisons particulières, les barres rougeâtres du quartier pauvre où il avait trouvé refuge et où il se terrait en ce moment précis.

En ce moment précis, oui. Malgré la distance et sa méconnaissance réelle des lieux qui empêchaient Jo de repérer dans quel bloc il se trouvait exactement, malgré le fait patent qu’il était minuit passé et que le film montrait des scènes diurnes, Jo ne pouvait se départir de l’impression hallucinante que ce qu’il voyait sur l’écran était la retransmission d’événements qui avaient lieu en cet instant même, des événements dont il faisait partie, dont il était une des victimes, au même titre que les lémuriens.

Car dans ce combat dont il venait de voir les péripéties terminales, les douces créatures au pelage gris pâle avaient été les victimes, les vaincues. Elles avaient été exterminées, Jo ne pouvait en douter. C’était la fin du film, le plan de la ville venait de s’effacer lentement sous l’effet d’un fondu-enchaîné qui avait fait apparaître en gros plan la face rugueuse et luisante d’un serpent. Un serpent dont la tête large et plate occupait tout l’écran, un serpent qui souriait hideusement de sa gueule sans lèvres, aux dents malfaisantes, à la langue frétillante, et dont les yeux flamboyants semblaient à travers le verre rectangulaire fixer Jo droit dans les prunelles. C’était plus qu’il n’en put supporter. En proie à un vertige qui n’était pas seulement le lot de son épuisement physique, Jo s’arracha au cocon moelleux du fauteuil, il se leva, tendit la main pour écraser la touche d’allumage du poste. Mais avant qu’il eût pu achever son geste, l’image du reptile triomphant s’effaça et il n’eut plus devant les yeux que le peluchage grisé de la neige photonique.

Il n’y avait pas eu le mot FIN en surimpression de la ricanante face noire, pas de générique, rien du tout. Il aurait pu aussi bien ne jamais y avoir eu de film, Jo aurait pu aussi bien tout imaginer. Il resta un bon moment debout devant l’écran vide, hébété, les bras pendant le long du corps. Il luttait pour que ses idées se remettent en place. Non, il n’avait rien imaginé. Il y avait eu ce film, ou ce fragment de film aussi brutalement transmis que terminé. Ce film, montrant un épisode de la lutte des Andros contre les Scyncos, et la victoire de ces derniers…

Les Andros ? Les Scyncos ? À peine ces termes eurent-ils surgi dans le cerveau de Jo qu’ils se fragmentèrent, se délayèrent, ne furent plus que des syllabes sans aucune signification. Jo avait entendu ces termes récemment. Mais où, et dans quelles circonstances ? Il ne s’en souvenait plus. Avec lenteur, avec regret, il se décida à éteindre enfin le poste. La neige cessa de crépiter, un œil blanc étincela fugitivement au centre de l’écran, une nova explosant dans le vide. Mais Jo ne pouvait toujours pas se décider à faire quelque chose. L’extinction de l’écran avait plongé la pièce dans une obscurité où ne se détachait que le rectangle de la fenêtre, derrière le rideau de laquelle gonflait la nuit rouge. Jo réfléchissait, il assemblait les pièces du puzzle en un tout qui finit par lui sembler cohérent. Le film qu’il venait de voir par hasard était une de ces séries de science-fiction de diffusion courante et dont les gosses sont si friands. Une de ces histoires banales où des envahisseurs extraterrestres armés de rayons de la mort se disputent un coin de la Terre… Quant au fait que le décor lui fût familier, il y avait aussi une explication à cela : le film avait été tourné dans la ville, tout simplement. Il ne l’avait pas su mais cela n’avait rien de particulièrement étonnant.

Jo put trouver un petit centilitre de salive au fond de sa gorge et l’avala. Comme tout paraissait simple, pour peu qu’on réfléchisse un peu ! Il put enfin tourner le dos au poste, sortit à tâtons du salon, se retrouva dans le tout petit hall. Sa main trouva presque tout de suite le commutateur et il éclaira. Qu’est-ce qu’il risquait ? Le hall comportait deux autres portes. L’une était ouverte. Jo ne jeta qu’un coup d’œil maussade vers l’intérieur d’une cuisine aussi pauvrement aménagée que le salon et qu’il ne se donna pas la peine d’éclairer. La seconde porte était close. La main de Jo en saisit fermement la poignée. Il tourna, poussa. La porte n’émit aucun grincement. Jo vit son ombre s’allonger dans le rectangle de clarté brusquement évidé sur le plancher, se prolonger jusqu’au lit tapi au fond de la pièce, l’escalader, en même temps que le corps immobile à la tête enfoncée dans l’oreiller, aux bras ramassés sur le drap.

Jo s’approcha silencieusement du lit, le parquet ne craqua pas, son ombre continua son escalade pour se fondre à la pénombre du mur. Jo était debout au pied du lit. Une respiration régulière et paisible s’en élevait, une respiration qui venait de son occupant endormi. De sa position plongeante, Jo ne voyait qu’une obscure masse de cheveux en boule étalée sur l’oreiller. Les bras abandonnés, les mains aux poings refermés lui parurent curieusement sombres. Il avança la main droite vers un bras. Il se regardait agir sans savoir pourquoi il agissait ainsi, sans comprendre ce qui le poussait à avancer la main pour secouer le dormeur inconnu, le réveiller.

Son cerveau était vide à nouveau, une sensation presque agréable, en tout cas reposante. Sa main se posa sur le gras du bras droit du dormeur, sa paume enregistra la douceur de la peau, la chaleur de la chair vivante. Ses doigts se refermèrent sur le cylindre malléable. Il le secoua. La respiration s’interrompit pendant une seconde ou deux, le bras tressaillit dans sa main, un hurlement aigu monta du lit :

— Les serpents !